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[Rapport] – Aspects juridiques de la manipulation de l’information

Ce rapport a été réalisé et coordonné sous la direction de NORMA, représentée par Alexandre Clabault et Baptiste Ferszterowski, dans le cadre des réflexions initiées avec le Campus Cyber, le CNRS, l’État-Major des Armées et l’INRIA. Il a été élaboré en partenariat avec la Clinique juridique Lawfare de la Sorbonne et l’Innovation Lab des Jeunes IHEDN.

Face à la montée en puissance des attaques informationnelles, les institutions françaises ont initié en 2023 une réorganisation de leur approche stratégique. Sous l’impulsion du Chef d’État-Major des Armées (CEMA), la cellule Anticipation Stratégique et Orientation (ASO) a vu le jour, chargée de coordonner l’apport des forces armées à la riposte contre la désinformation.
 
Dès octobre 2024, cette cellule lance, en collaboration avec le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), une initiative de coopération dont le but est de rassembler les compétences pertinentes en matière de lutte informationnelle.
 

C’est dans le contexte de cette initiative qu’un collectif d’experts issus du droit, de l’intelligence économique et du milieu universitaire et de différentes institutions et organisations a été fondé pour mené une étude approfondie visant à cerner les bases juridiques utilisables, développer des instruments d’évaluation, et suggérer des moyens d’action adaptés à ce nouveau champ de conflictualité.

Cette étude se propose comme base concrète pour orienter l’action publique et privée face aux menaces informationnelles. En éclairant les points d’articulation entre droit et technologie, elle appelle à une structuration et à une coordination transversale de la réponse française. La lutte contre la manipulation de l’information exige désormais une intelligence juridique offensive, fondée sur la réactivité, la coopération et la capacité d’anticipation.

Vers une doctrine juridique de la lutte informationnelle

La manipulation de l’information s’inscrit désormais dans un environnement stratégique marqué par des conflits atypiques : influence, ingérence, déstabilisation, souvent menées dans des zones grises, en deçà du seuil de la guerre. Ces campagnes prennent appui sur une infrastructure numérique globale (réseaux, plateformes, IA), opèrent dans l’espace cognitif des individus et visent, au-delà de la désinformation classique, des objectifs bien souvent stratégiques. Deux réalisations structurent le présent rapport :

● Une cartographie des fondements juridiques mobilisables contre la manipulation de l’information.

● Un prototype de système de classification automatisée, permettant la pré qualification juridique des faits relevant de la manipulation de l’information. Ce dispositif vise à accompagner les praticiens dans l’identification rapide de fondements juridiques pertinents.

Le rapport souligne ainsi que l’approche strictement défensive – réactive, sectorielle, limitée à l’authenticité des contenus – ne suffit plus à protéger les intérêts ni à garantir la soutenabilité des choix stratégiques. Face à des campagnes structurées, souvent transnationales et multi-canaux, une évolution de posture s’impose : passer d’une logique de protection à une logique de projection, mobilisant l’ensemble des instruments juridiques pour perturber, sanctionner et décourager les agresseurs informationnels.

Une base pour l’action

Le rapport met en évidence un socle juridique déjà existant, mais encore trop peu exploité, pour répondre efficacement aux opérations de manipulation de l’information. Il recense de multiples dispositifs applicables, issus du droit pénal, civil, commercial, du droit des plateformes numériques, mais aussi du droit européen et du droit de la presse. L’étude distingue plusieurs catégories de fondements juridiques :

● Ceux fondés sur le canal de diffusion : les hébergeurs, plateformes et moteurs de recherche peuvent être juridiquement mis en cause en cas de manquements à leurs obligations de vigilance et de modération. Le cadre européen (notamment le Digital Services Act, le Digital Markets Act, et l’IA Act) permet désormais d’intervenir plus fermement face aux dérives systémiques des grandes plateformes (VLOPs).● Ceux fondés sur la nature de l’information : selon qu’elle est fausse, confidentielle, détournée, manipulée ou protégée par un droit (secret des affaires, propriété intellectuelle, données personnelles), différents régimes peuvent s’appliquer, comme le droit de la presse (diffamation, fausses nouvelles), le droit pénal (atteinte au secret, usurpation d’identité), ou encore le droit de la consommation (pratiques commerciales trompeuses).

● Ceux fondés sur l’intention de manipulation : cette piste propose de dépasser le critère de la véracité de l’information pour viser l’acte de manipulation lui-même, quelle que soit la nature du contenu. Le droit pénal permettrait ici d’invoquer la notion de sabotage (article 411-9 et suivants du Code pénal), ou celle d’association de malfaiteurs, tandis que le droit civil commercial pourrait recourir à la responsabilité pour concurrence déloyale ou déstabilisation abusive.

À travers cette cartographie juridique, le présent rapport invite ainsi à concevoir le droit comme un instrument d’anticipation, de protection et de dissuasion dans un environnement informationnel devenu conflictuel.

Recommandations

● Appliquer les dispositions du Digital Services Act (DSA) relatives à la transparence des publicités politiques en ligne, et sanctionner fermement les manquements constatés — en particulier de la part des Very Large Online Platforms (VLOPs), comme TikTok, récemment suspectée d’enfreindre l’article 26 du DSA ainsi que le règlement (UE) 2024/900 du 13 mars 2024.

● Adopter un corps de règles propres à la manipulation de l’information afin de compléter l’efficacité partielle des textes en vigueur, ainsi que la création d’une autorité ou d’une juridiction spécialisée.

● Proposer au Premier ministre un décret prévoyant une liste de sanctions administratives, décidées lors du Conseil de Défense, applicables en cas d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, si la voie judiciaire ne permet pas d’obtenir une sanction effective (particulièrement la politique générale de l’ARCOM).

● Industrialiser le prototype développé afin de doter la France d’une matrice opérationnelle des TTPs juridiques (Tactiques, Techniques et Procédures), avec un triple objectif :
   ○ Disposer d’un cadre standardisé pour réagir juridiquement face à des menaces, y compris informationnelles ;
   ○ Renforcer la détection et la réaction face aux opérations juridiques hostiles, en s’appuyant sur une modélisation structurée des modes d’action identifiés ;
   ○ Assurer l’interopérabilité de cette matrice avec les dispositifs déjà en place dans la gestion des risques cyber (MITRE ATT&CK) et informationnels (DISARM, OpenCTI), afin de créer un écosystème cohérent et transversal entre droit, cybersécurité et lutte informationnelle.

● Adopter une stratégie contentieuse offensive et renforcer la collaboration entre les acteurs du public et de la société civile, notamment par le biais de contentieux de masse, de réseaux de juristes et d’avocats spécialistes contribuant à la constitution d’une réserve civile spécialisée.

Un changement de paradigme

Cette étude se propose comme base concrète pour orienter l’action publique et privée face aux menaces informationnelles. En éclairant les points d’articulation entre droit et technologie, elle appelle à une structuration et à une coordination transversale de la réponse française. La lutte contre la manipulation de l’information exige désormais une intelligence juridique offensive, fondée sur la réactivité, la coopération et la capacité d’anticipation.

Contributeurs

Daniel Mainguy
Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne – Université Paris I Panthéon
Sorbonne / Agrégé des facultés de droit (droit privé) / arbitre

Jean Bruschi
Maître de conférences à l’Université Paris VIII – Vincennes Saint-Denis

Alexandre Clabault
Of Counsel – Cabinet Bruzzo Dubucq / Président fondateur Norma

Romane Croizet Fontane
Doctorante Université Côte d’Azur : Union européenne et espace extra-atmosphérique Étude de l’action normative de l’Union dans le domaine spatial

Baptiste Ferszterowski
Direction du projet / co-fondateur de Norma

Manon le Coroller
Responsable Innovation Lab Les Jeunes IHEDN

Maya Dabrowski
Chef de projet Innovation Lab  Les Jeunes IHEDN

Adrien Hurtado
Doctorant / Président clinique juridique Lawfare de la Sorbonne 

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